mardi 13 novembre 2012

Articles de "Tézin, le poisson amoureux " : Le chant d’amour et de révolte contre l’oppression par Geneste Philippe .


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11/11/12

Le chant d’amour et de révolte contre l’oppression

GUIGNARD Rose-Esther, Tézin, le poisson amoureux, illustrations de Robin GROLLEAU, bilingue français / créole (Haïti), L’Harmattan, 2012, 24 p. 7€50

 Ce conte d’Haïti raconté par Rose-Esther Guignard, est un chef d’œuvre de sensibilité. L’histoire est simple : Mélina, une jeune fille de corvée d’eau fait tomber sa bague, don de sa grand-mère, « au plus profond de la rivière, là où les yeux ne peuvent plus rien voir ». Elle pleure. Un poisson « étincelant de mille couleurs », s’approche du rivage et va rechercher la bague, puis, prend la calebasse pour la remplir de l’eau la plus pure, celle qui court au plus profond, là où les yeux ne peuvent plus rien voir. Il s’appelle Tézin. On y reconnaît la force sacrée de l’abîme autant que le symbole de la fécondité et de la sagesse puisque, retrouvant la bague, il permet à Mélina d’assumer sa filiation et ainsi de garder ouverte la possibilité de la perpétuer. On ne peut toutefois s’arrêter à cette seule interprétation. En effet, le poisson est ici, aussi, une figure de l’enfance, longtemps considérée comme un non-sujet pour la société, qui cherche à devenir sujet dans le monde et qui, pour cela, noue conversation avec Mélina et partage avec elle l’espérance d’un accès à l’air libre du monde.
Mais l’histoire d’amour qui naît va être contrariée par la jalousie du frère de la jeune fille. Celui-ci, qui ne trouve que de l’eau trouble lorsque ses parents lui confient la corvée d’eau, va épier sa sœur et découvrir son secret. Ecoutons le récit de la jeune fille :
« Sitôt arrivée, je me suis penchée vers la rivière et je me suis mise à chanter de ma plus belle voix. L’eau s’est agitée, elle a tourbillonné et, du tourbillon, le merveilleux Tézin a surgi. Ses écailles brillaient au soleil et des milliers d’étoiles parsemaient son corps. J’ai retroussé ma jupe et j’ai pénétré dans l’eau. Le poisson m’a embrassée longuement, je l’ai cajolé et nous avons chuchoté des secrets. Puis, Tézin s’est emparé de la calebasse, il a plongé dans la rivière, il est remonté à la surface pour me la tendre ».
Tézin est averti de la présence de Mélina par un chant (« Tezen, mon ami mwen, Zen / Tezen nan dlo / Mon ami mwen, Zen »). Si le poisson parle, en revanche, c’est par les tâches de sang qui apparaîtront sur le sein gauche de Mélina qu’il l’avertira d’un danger. Car il connaît le danger que représente la convoitise des pêcheurs.
Le père, guidé par le frère imitant le chant de la comptine mélodieuse de Mélina au bord de la rivière, va tuer le poisson de son couteau. La jeune fille, alors envoyée au marché pour vendre des fruits et des légumes, va sentir son sein se perler de trois gouttes de sangs. Elle comprend alors qu’un malheur est arrivé. Elle court chez elle et là, voit ses parents et son frère attablés, dégustant du poisson et l’invitant à venir déglutir son amoureux. Mélina va s’enfuir à l’écart des siens. Elle s’interdit de consacrer la mort de ce qui l’a faite naître à elle-même. Ses larmes vont inonder la terre, qui va peu à peu l’engloutir. La dernière image est un paysage sombre où coule l’eau pure d’une rivière souterraine baignée par le reflet de la lune : « A jamais j’ai pénétré dans le ventre de la montagne pour rejoindre Tézin, mon amoureux, le Prince des eaux douces ».

            Raconté à la première personne, le conte prend une coloration de confidence intime qui renforce la sensualité du récit. On repère aisément l’intertextualité des légendes du moyen âge, le rouge du sang sur le blanc qui apparaît comme par magie ; on repère aussi le thème inversé des ondines et la symbolique du poisson que l’on pourrait, ici interroger. Ce n’est pas un héros faible, mais sensible, c’est un poète qui aime le chant, il est généreux. Son sentiment amoureux lui permet de vivre grâce au sentiment réciproque de Mélina. C’est ensemble qu’ils s’accomplissent, donc, d’où leurs retrouvailles tragiques au royaume de la douceur. L’amour est dépeint comme une fuite, et les valeurs des amants magnifiques s’opposent du tout au tout à l’avidité des hommes (mère, père, frère).
Ici, pas de sorcier, pas de sortilège, pas de métamorphose : le monde est tel, comme à l’aube de l’humanité, la connaissance s’y construit par le dialogue entre les éléments, par une connivence de l’homme et de la nature qui parlent encore un même langage. La fin dysphorique du conte déplairait à Bettelheim. Mais il marque pourtant une problématique rigoureuse où l’espoir naît là où il y a refus de l’accommodation aux modes établis : le passage d’un monde à l’autre s’opère sans solution de continuité, c’est-à-dire que c’est insensiblement que Mélina rejoint le monde des profondeurs où l’eau et la terre s’épousent. La figure de la lune intégrée par Robin Grolleau est là pour figurer une victoire de la fécondité sur la consommation mortifère. Les symboles de l’homme et de la femme sont eux-mêmes interchangeables si on suit l’attribution des termes des champs lexicaux de l’amour. Ainsi, le conte réussit à parler de l’amour sans passer par les fourches caudines des stéréotypies de genre où renaît toujours le thème de la domination. Et c’est l’amour qui peut permettre la réalisation de ce grand rêve humain d’une harmonie hors hiérarchie entre les êtres.
Enfin, il faudrait s’interroger sur le rôle du langage dans Tézin, le poisson amoureux. Seul le langage secret, chuchoté, murmuré, ou chanté mais contenant une clé d’interprétation (donc secret), bref, seul le langage vécu dans son intimité linguistique propre a valeur de lien, est en mesure de faire se correspondre des êtres, d’assurer les correspondances entre ce qui est séparé. L’autre langage, le langage social, celui par lequel on apporte le réel (le frère rapporte à ses parents), le langage de la communication est négatif. Le langage vaut par sa charge émotive, par ce qu’il ouvre en actes de vie. Il ne vaut pas par sa dimension de normes, d’arbitraire social. L’usage du langage ne doit jamais perdre de vue sa motivation. C’est elle qui constitue l’énergétique des conduites verbales. Le conte le montre et il montre, aussi, que la connaissance –connaissance de soi, ici, découverte de l’amour- donc la compréhension du monde, de l’autre, élargit le champ d’exploration de la motivation. L’affectif et le cognitif sont à la fois inséparables l’un de l’autre et irréductibles l’un à l’autre. La fin dysphorique du conte souligne l’échec de cette unité dans une société de la convoitise, mais il ouvre à la révolte contre l’oppression en intégrant le chant d’amour au plus profond de la terre où court la rivière, là où les yeux ne peuvent plus rien voir : écouter attentivement pour comprendre et s’ouvrir au monde.
                                                                                                                                                                                                                           Geneste Philippe
Publié par les chroniqueurEs
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