vendredi 8 juin 2007

Mon texte: DE LA CIOTAT A CANNES…


Nat et Arti se retrouvèrent pour la soixantième fois au festival de Cannes. Ils n’avaient pas pris une ride, toujours le même plaisir, la même énergie. Après s’être amusés quelques temps à éblouir les stars qui montaient les célèbres marches, ils s’installèrent confortablement sur un coin de tapis rouge, dans un salon du Palais des Festivals, et là, ils commencèrent leur activité favorite lorsqu’ils se retrouvaient dans ce lieu mythique : faire marcher leur mémoire, remémorer leurs souvenirs. Ils ne s’en lassaient jamais tellement leur aventure avait été merveilleuse.
Cette fois-ci, c’est Nat qui commença :
- Tu te souviens Arti, ce jour où nous avons collaboré pour la première fois ?
Arti sourit en sentant les larmes lui monter aux yeux. C’était toujours pareil, à chaque fois qu’ils évoquaient ce jour, il se laissait envahir par l’émotion.
- Comment veux-tu que j’oublie un tel moment ? C’était il y a déjà plus de cent ans, mais pour moi, c’est comme si c’était hier, les frères Lumière nous avaient capturés, et nous étions effrayés, nous nous demandions ce que nous allions devenir. C’est toi, qu’ils avaient d’abord attrapé, ils t’avaient utilisé pour impressionner la pellicule de quelques films…
- Eh oui, comme la célèbre « arrivée d’un train en gare de La Ciotat ». C’est la projection d’un de ces films qui nous a unis pour la première fois. J’avais impressionné ce film, et toi, avec ton rayon de lumière artificiel, tu le projetais pour la première fois sur l’écran blanc. C’est à ce moment là que le cinéma a été crée…
Arti lui coupa la parole
- Ah, cette première naissance du cinématographe, le 28 décembre 1895…le Grand Café, boulevard des Capucines… Je me souviens des spectateurs qui se couchaient sous leur siège persuadés que cette locomotive monstrueuse allait les écraser…C’était la première émotion cinématographique !

Nat revoyait avec nostalgie tous ces films tournés au cœur de journées ensoleillées, en lumière naturelle optimale. Les films étaient peu sensibles à cette époque, six à huit Asa, les studios étaient des verrières pour capter le maximum de lumière. Il se souvenait de toute la lumière qu’il avait diffusée à travers les vitres du studio de Georges Méliès dans sa propriété de Montreuil, pour le tournage de « Voyage dans la lune » et soudain, il se mit à rire.
- Qu’est-ce qui t’amuse Nat ?
- Je me rappelle de Méliès qui bricolait ses trucages qui furent en fait, les premiers effets spéciaux au cinéma. Les choses ont tellement changées depuis !
- Quand on pense que c’est parce que la lumière était plus importante sur la côte ouest, que Hollywood s’est crée en Californie en 1908 ! C’est là que sont apparus les grands réalisateurs comme D.W. Griffith, Cecil B DeMille… Tu étais le roi dans ce temps là, ton rayonnement naturel était indispensable, moi, je ne servais qu’à la projection…
- Oui, mais tu t’es bien défendu après… répondit Nat.
Et il pensa au moment où grâce à la technique, la lumière artificielle vint renforcer la lumière solaire et comment Griffith, en 1922, fit de son film « les deux orphelines », une dramatisation lumineuse. C’était le début de la légende d’Hollywood : Charlie Chaplin, Buster Keaton, Lillian Gish, étaient les héros de cette époque avec des films comme « la ruée vers l’or », « Le Mécano de la General » ou encore « Le voleur de Bagdad » avec Douglas Fairbanks,
de Raoul Walsh.
Tout à coup, Arti s’exclama :
- Eh, Nat, le cinéma expressionniste en Allemagne ! Quelle époque, j’étais partout à la fois ! J’en ai éclairé des films ! Je me souviens de Murnau qui me travaillait comme de la matière, mon rayon de lumière devenait la « pâte » de l’image. Dans ces films, la lumière créait une véritable « stigmmung » comme ils disaient, nous on dirait une atmosphère lumineuse.

Le visage de Nat s’assombrit, comme il s’était ennuyé à cette époque ! L’éclairage artificiel avait fait tellement de progrès qu’on ne filmait presque plus qu’en studio ! La mobilité de la lumière lui donnait sa force, elle était plus facilement maniable que l’architecture des décors et elle pouvait modifier leur apparence. En plaçant la lumière en dessous de la surface à filmer, les cinéastes pouvaient donner à certaines images, des accents contrastés et criards, des ombres très nettes. Ils pouvaient aussi, selon la direction de l’éclairage, rendre des objets saisissables concrètement, tandis que d’autres semblaient être poussés hors de l’écran pour disparaître en arrière-plan. Nat se souvenait de ses rares apparitions comme dans « Nosferatu le vampire » de Friederich Wilhelm Murnau en 1922. Lorsqu’il éclairait le visage du héros Hutter, celui-ci semblait serein, par contre, l’éclairage artificiel dans le château était fait de façon à accentuer les traits des visages et les rides de Nosferatu comme si une lumière spectrale animait ce château.
- Nat, tu rêve ou quoi ? Moi je me souviens qu’avec mes grands faisceaux lumineux intégraux issus de grands projecteurs, je déposais des lumières dures et criardes dans « Metropolis » de Fritz Lang en 1927. Mes puissants rayons divisaient l’espace avec une qualité plastique anguleuse.
Tu sais, ajouta Arti, le rayonnement esthétique de l’expressionnisme a été fondamental dans le cinéma ! Il a été le modèle d’une expressivité lumineuse absolue pour les plus grands cinéastes du monde.
Nat le savait bien, et c’est ça qui l’attristait, il y avait joué un si petit rôle! Par-contre il avait constaté que ce rayonnement avait voyagé jusque dans le cinéma soviétique. Il se souvint de cette scène dans « Alexandre Nevski » d’Eisenstein en 1938. Pendant que les teutons apparaissent dans des tenues blanches terrifiantes, les russes ont des tenues de gris nuancés qui paraissent plus chaleureuses. En même temps, les éclairages, par leurs contrastes et les angularités, donnent des visages patibulaires aux teutons. Au contraire, la douce lumière en demi-teinte, arrondie les visages russes et les rendent humains.
Mais aussitôt, il se souvint du tournage de « l’Aurore » avec Murnau qui avait fuit l’Allemagne à la montée du nazisme. Quel bonheur il avait éprouvé en éclairant les scènes extérieures comme celles sur le lac, ou celles de la ville. Avec quelle émotion il avait réalisé la lumière de l’aurore qui triomphait des ténèbres en accomplissant le destin de l’Homme et de la femme. Charles Chaplin disait qu’avec « L’aurore », Murnau avait porté le cinéma muet à son point de perfection absolue, et François Truffaut, que c’était l’un des plus beaux films du monde. Nat se redressait, il était fier d’avoir participé à cette merveille. Après, il y avait eu des grands films où ils avaient collaboré étroitement. Nat interrogea Arti :
- Arti, tu te souviens d’ « Autant en emporte le vent » avec Clark Gable et cette toute jeune starlette encore inconnue : Vivien Leigh ?
- Comment oublier ces grands films tournés dans des paysages grandioses ? Moi, j’aimais bien sortir des studios pour être complémentaire de la lumière solaire. Quelle aventure toute cette machinerie qu’il fallait transporter ! Nat, tu te rappelles de ces grands westerns d’avant la guerre : « La chevauchée fantastique » de John Ford en 1939 ou encore « La Charge fantastique » de Raoul Walsh en 1941. Toute la luminosité des ciels immenses, les couchers de soleil...

En se remémorant ces souvenirs, Arti songea à toutes les stars qu’il avait côtoyées. Il commença à raconter ses exploits :
- C’est grâce à moi qu’il y a eu l’âge d’or des stars à Hollywood ! Comme les expressionnistes, on tournait en studio, avec des éclairages qui auréolaient la star. « Chantons sous la pluie », ce film de 1952, de Stanley Donen et Gene Kelly, qui raconte la naissance du cinéma parlant, montre bien la hiérarchie qui s’était alors installée entre les acteurs. Les chefs opérateurs inventèrent l’éclairage trois points : d’abord on installait une lumière principale centrée sur l’acteur, puis une lumière d’ambiance, de face, derrière la caméra pour compenser les contrastes, chasser les ombres, et enfin, une lumière de derrière qui détachaient les acteurs du fond. Dans cette grande période de star-system, la lumière devait mettre en valeur le visage et la chevelure de la star. On peut dire que Lilian Gish a été la première star. Les stars avaient leur éclairagiste personnel. Je me souviens de Lee Garmes pour Marlène Dietrich et de William Daniels pour Greta Garbo, ils gardaient précieusement le secret des trames ou des tulles pour diffuser ou adoucir la lumière sur leur visage. Je devais leur obéir au doigt et à l’œil, pas question de prendre une seule initiative personnelle ! Pour certaines stars, il fallait même aussi parfois respecter le bon profil.
- Heureusement que la nouvelle vague a balayé tout ça ! s’exclama Nat.
- Moi j’aimais bien caresser les lèvres des stars, faire briller leurs cheveux… Ah, Marilyn Monroe, Grace Kelly, Ingrid Bergman… c’était le bon temps. La nouvelle vague, tu parles… ne pas éclairer du tout, ou le moins possible, quelle idée ! Il faut dire qu’ils étaient un peu fauchés, tes copains Godard, Truffaut, Chabrol, alors un tournage express, pas de grands moyens d’éclairage ça rentrait dans leur budget !
- Tu exagères, Arti, c’est vrai que ces jeunes réalisateurs avaient peu de moyens, mais c’était aussi un choix esthétique de leur part. L’idée était de libérer le cinéma : filmer avec une image d’une simplicité absolue d’éclairage, une lumière ambiante égale en tout point, sous laquelle aussi bien les acteurs que la caméra pouvaient bouger librement.

Il se souvint que Robert Bresson qui avait initié ce mouvement disait: « la beauté du film ne sera pas dans les images mais dans l’ineffable qu’elles dégagent ». Il fallait éclairer les visages le plus naturellement possible, comme le faisait Raoul Coutard pour Anna Karina dans le film de Jean-Luc Godard : « Le Petit Soldat » en 1960. Si les cinéastes de la nouvelle vague refusaient les techniques classiques de l’éclairage, c’est parce que la multiplicité des effets et des sources ne leur semblait pas légitime à l’image. Ils pensaient que la source unique était juste, aussi bien par sa nature que par sa quantité et sa qualité. La lumière était transmise par une fenêtre, une lampe, un réverbère... Pour eux, la lumière ambiante ou source unique était à la fois un critère de simplicité et de vérité. Godard, Truffaut tournaient donc le plus souvent en lumière solaire. S’ils devaient filmer la nuit, ils le faisaient là ou c’était éclairé comme cette scène qui se déroule devant une vitrine de magasin illuminée dans « Le Petit Soldat ».
- Mais, Nat, il faut dire que la technique avait beaucoup évolué après la seconde guerre mondiale : les films, aussi bien en couleur qu’en noir et blanc, étaient nettement plus sensibles, les caméras étaient plus légères et pour la lumière, de nouvelles lampes comme les photofloods et les photospots étaient apparues. Elles avaient tout d’abord servi pour les reportages de guerre notamment, et le cinéma s’en été emparé parce qu’elles étaient moins encombrantes que les gros projecteurs de studio, beaucoup plus maniables, passe-partout. Et du coup, beaucoup de cinéastes, pas seulement ceux de la Nouvelle Vague, sont sortis des studios pour réaliser leurs films.
- Oui, c’est vrai qu’après la Nouvelle Vague, la création cinématographique s’est tellement diversifiée qu’il est plus juste de parler d’auteurs ou de films singuliers, avec plus ou moins d’effets artificiels d’éclairages.
- Tu as raison, Nat, on peut même aller plus loin, et dire que les réalisateurs, avec leurs chefs opérateurs, ont recherché un véritable langage lumineux. Par exemple, en utilisant des décharges ou des flashes lumineux, des clignotements de clarté et d’obscurité, il est possible de créer un sentiment de panique chez le spectateur, comme Bergman dans « Persona », Godard dans « Alphaville » ou plus récemment dans « Kaïro » de Kiyoshi Kurosawa. Dans son film « Stalker » Tarkovski donne une fonction dramatique insensée à la lumière… Orson Welles utilise aussi cette fonction dramatique et il en fait une utilisation savante dans « Le Procès »: selon les scènes, le visage d’Anthony Perkins est plus ou moins contrasté, et donc, il apparaît plus ou moins angoissé.
Nat, qui aimait particulièrement les ambiances lumineuses des films enchaîna :
- Moi, j’aime la puissance lyrique de la lumière des ciels des westerns ou des grandes épopées de Ford, Hathaway, Walsh ou Preminger, mais j’aime aussi la poésie contemplative dans les films de Mizoguchi ou Ozu et la lumière incandescente du soleil qui écrase le sol jaune de la terre envahie de sable dans le film africain « Yeelen », qui veut dire « La lumière » de Souleymane Cissé.
- La lumière, c’est vraiment un élément essentiel dans un film. Chez Grémillon, Pagnol, Renoir ou Vigo, il y a une palette nuancée d’atmosphères lumineuses subjectives et suggestives qui crée un climat poétique. Ce climat est en même temps intuitif et sensible, et il fait rêver le spectateur…

- Eh ! Arti, regarde ! C’est Monica Bellucci qui est en train de monter les marches avec Daniel Auteuil ! Ouah ! Quelle démarche !!!
- Superbe, sa robe… et tu as vu son décolleté !
Soudain, leurs yeux s’illuminèrent, et comme deux papillons attirés par la lumière, Nat et Arti se collèrent le nez sur la vitre pour admirer les stars monter les marches de ce soixantième festival.

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